Une magie occulte

Rangen

Les vins du Rangen ont fécondé l'esprit des poètes, écrivains ou philosophes des siècles passés, et exalté la ferveur spirituelle des hommes d'église et de pouvoir.


Enigmatique de part son histoire : ce terroir connaîtra la plus haute renommée depuis le Moyen Age jusqu'au début de l'ère industrielle, puis l'oubli total pendant plus d'un siècle, suivi d'une glorieuse renaissance à notre époque ; le Rangen est aussi un terroir unique de part sa nature géologique - seul terrain volcanique en Alsace – et la typicité de ses vins. Les trois cépages présents sur le Grand Cru : riesling, tokay pinot gris et gewurztraminer acquièrent au contact des roches siliceuses et des laves basiques, une vigueur et une richesse aromatique capables de séduire le palais le plus exigeant.

Sortilèges et miracles.
Orienté plein sud, le Rangen se dresse fièrement face à la ville de Thann sur la rive gauche de la rivière Thur. Surveillé par l'«œil de la sorcière», une ruine compacte, en forme de gastéropode géant, provenant du donjon de l'ancien château d'Engelsbourg, le Grand Cru établi un pont immatériel entre un glorieux et lointain passé et un présent rempli de promesses. Autour de lui des vestiges de grandeur surannée perpétuent la mémoire d'une époque où la vie quotidienne se tramait parmi les sortilèges, les miracles et les pénitences. Magie occulte et fanatisme religieux se livraient, en ces lieux, une lutte impitoyable. Au moment où Voltaire se faisait le chantre de l'esprit libre à la cour de France, à Thann et ses environs on continuait d'immoler sur la place publique «les fiancées de Belzébuth». Est-ce le vin du Rangen qui inspirait ces extravagances ?

Les chroniques d'antan soulignent les «effets troublants de ce vin capiteux». En le savourant avec trop de zéle toutes les apparitions devenaient possibles. Ainsi, si l'on en croit la légende, c'est à une de ces manifestations de l'esprit «divin» (ou du vin !) que la collégiale Saint Thiébault, véritable joyaux de l'art gothique, et la ville de Thann doivent leur existence. (Voir fin «Volonté divine»).

De façon plus prosaïque, il semblerait que l'une et l'autre aient vu le jour sous l'administration du comte Thiébault de Ferette, maître du château d'EngeIsbourg (détruit sous Louis XIV) et propriétaire de Vieux-Thann. Cette localité apparaît mentionnée pour la première fois dans un document de 1180, d'après lequel l'évêque de Strasbourg donne à l'abbaye d'Eschau «une mense avec quatre vignes dans la villa appelée Dann».

Vin délectable.
Thann, comme d'autres villes viticoles d'Alsace, tirait sa notoriété de la renommée de son vignoble. Elle était fameuse pour son «Enchenberg», son «Stauffenberg», mais surtout pour son «Rangenwein», le «plus chaud et le plus violent vin du pays», récolté par les moines de la localité et d'ailleurs, comme l'attestent les archives de la fin du XIIIe siècle. En 1291, le couvent des dominicains de Baie possède des vignes dans le lieu-dit et, en 1292, l'abbaye féminine de Masmunster, le couvent Saint Ursitz d'Einsiden ainsi que l'abbaye cistercienne de Haute Seille, en Meurthe et Moselle, deviennent propriétaires «in banno Villa Danne in monto disto Rangen».

L'élan spirituel de la fin du Moyen Age, et la soif de découvertes et de conquêtes qui caractérisent les siècles suivants, contribuent à répandre la renommée du «Regenwein» par delà les frontières. «Quand les Bourguignons de Charles le Téméraire vinrent à Thann, en 1468, raconte la chronique, ils trouvèrent dans le vin exquis du Rangen un vigoureux remontant de courage». A cette époque, Sébastien Brant, le père de la «Narrenschiff» (La Nef des fous), chante aussi la force extraordinaire de ce vin sublime dans sa légende sur les armoiries de Colmar, tandis que son contemporain, le théologien Munster vante dans sa «Cosmographie», les effets diaboliques de ce vin délectable qui s'insinue dans le corps aussi doucement que du lait (da er doch wie Milch einschleichet). Les franciscains de Thann savaient de quoi ils parlaient quand ils conseillaient dans leurs écrits «que celui qui abuse du Rangenwein, se garde bien de l'air et de la promenade». Allusion que le satirique Fischart traduit de façon plus expressive dans son «Gargantua», en 1607 : «Im Rangenweim, zu Dann, da steckt der heilig S. Rango, der mimpt den Rang un ringt so lang, bis er einen raengt und braengt unter die Baenk», ce qui (la poésie en moins) signifie à peu près : «Dans le vin du Rangen loge Saint Rango, il prend le rang et lutte sans trêve, jusqu'à ce qu'il roule sous le banc». Le peuple n'était pas en reste pour honorer à sa manière les bons crus : «A Thann dans le Rangen, à Guebwiller dans la Wanne, à Turckheim dans le Brand croissent les meilleurs vins du pays», disait un ancien dicton. (Zu Tann im Rangen, zu Gewiller in der Wannen, zu Turckheim im Brant, Wàchst der beste Wein im Land).

Fierté des vignerons.
A l'époque de l'Impératrice Marie-Thérèse (1740-1780), l'engouement pour le Rangenwein était tel, que Vienne en consommait six fois plus que le lieu-dit n'en produisait, rapportent certaines chroniques !
L'on comprend, dans ces conditions, la sévérité de la réglementation sur l'encépagement du Rangen et le respect de l'identité de son vin.

Des décrets de 1548 et 1581, interdisent formellement la plantation sur le lieu-dit de cépages non nobles tels que le «Reinelbe», et répudient les trafiquants de «Fraesch-wein», vin de grenouilles. Un florilège de louanges accompagne ainsi l'histoire des vins du Rangen, faisant la fierté des vignerons qui, par leur travail, permettent à la nature d'accroître le bonheur des humains. Pendant plus de huit siècles les viticulteurs de Thann accomplissent une œuvre de géants. Ils domptent, à la force de leurs bras, les rampes abruptes de la montagne, construisent des terrasses avec les fragments des roches volcaniques éclatées sur les pentes, transforment l'escarpement aux allures de précipice en un merveilleux jardin. Michel de Montaigne, en découvrant Thann en 1580, notait déjà dans son carnet de voyage : «Nous trouvâmes des coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées». Fiers de cette appréciation, les vignerons du Rangen ont baptisé du nom du philosophe Bordelais, le chemin qui mène au sommet du vignoble. Un ensemble de circonstances malancontreuses viendra, pourtant, briser l'enthousiasme qui semblait éternel. Vers le milieu du XIXe siècle, la vigne occupe encore à Thann 190 hectares (contre une vingtaine aujourd'hui regroupée dans le GrandCru) ; mais déjà le paysage apparaît tellement morcellé que pas une famille ne peut vivre du seul revenu viticole. A cette situation viennent s'ajouter les épidémies qui déciment les cépages et l'arrivée d'une nouvelle caste de négociants qui spéculent sur le prix du vin. «Celui-ci tombera si bas, que les vignerons n'auront plus aucun intérêt à faire de la qualité, car elle leur était payée au même prix que l'ordinaire», raconte un habitant de Thann. Quelques courageux continueront à s'épuiser sur le lieu-dit. Ils mourront jeunes, bousillés par un travail harassant trop mal récompensé». Dans ces conditions l'identité viticole de la commune ne tardera pas longtemps à se dissoudre dans les vapeurs opaques des cheminées des usines qui, aujourd'hui encore, fument sur la rive droite de la Thur.

Renaissance.
II n'y a plus, aujourd'hui, un seul viticulteur à Thann. La résurrection du Rangen est venue d'ailleurs, du centre du vignoble alsacien. Mais il aura fallu attendre plus de cent ans pour qu'elle se produise. Léonard Humbrecht, l'un des pioniers des «Grands Crus d'Alsace», sera le premier, autour de 1980, à prendre conscience, depuis sa base de Turckheim, de la valeur du patrimoine enfoui dans le Rangen. «Ce terroir excitait ma curiosité, raconte-t-il, je me disait : si les vieux se sont donné tant de peine à travailler ces pentes hostiles, et que leurs vins étaient réputés, c'est qu'il y a un secret ! Le secret était simple : il fallait réapprendre à travailler. Au cours des décennies nous étions devenus des bêtes assoiffées de quantité…. il fallait traiter la vigne comme nos ancêtres l'avaient fait, sans la forcer, sans être pressé de vendanger».
L'intuition de L. Humbrecht, sera récompensée par delà les espérances. «Le Rangen est devenu l'une des locomotives qui tirent les vins d'Alsace vers la plus haute qualité», opine Serge Dubs.

D'autres vignerons-récoltants ont pris leur bâton de pèlerin pour participer à la renaissance de «la montagne magique» : Bruno Hertz d'Eguisheim d'abord, puis Bernard et Robert Schoffit de Colmar ensuite. Les trois propriétaires-viticulteurs du Grand Cru contribuent, chacun à leur manière, à effacer les erreurs du passé, en restaurant la célébrité du «Rangenwein».
Plusieurs fois classés «meilleurs vins», dans les dégustations internationales, les «Clos Saint Urbain» de Humbrecht et les «Clos Saint Thiébault» de Schoffit, tous deux situés dans le Rangen, regagnent un terrain que les vins de ce terroir n'auraient dû jamais perdre.

Plus modeste, Bruno Hertz, se limite, pour l'instant, à la clientèle de l'Hexagone, en espérant qu'un jour on parlera du vin d'Alsace comme l'on parle du Champagne. Même quand on boit du Crémant, on appelle cela du Champagne !». «Dans le Rangen, explique Serge Dubs, on n'a pas le choix : ou l'on fait du haut de gamme en tirant la quintessence de ce que le terroir peut donner, ou on l'oublie. Des rendements de l'ordre de 30 hl/ha n'autorisent pas la qualité intermédiaire. Si aujourd'hui les regards se tournent vers les vins du Rangen, c'est parce qu'ils ont atteint un degré de qualité surprenant, tant au niveau de la concentration des arômes, que de la vigueur, de la puissance (jamais encombrante...) et de la finesse». Pour faire un grand vin il faut trois choses essentielles : un terroir d'exception, les meilleurs cépages et une grande passion humaine. Dans le Rangen les trois sont réunies, conclut le sommelier de l'Auberge de l'Ill.

Volonté divine.
Selon la Chronique des Franciscains de Thann, la collégiale Saint Thiébault occupe l'emplacement où, le seigneur d'EngeIsbourg, aperçu une nuit, du haut de son château, trois lumières scintillant sur la cime d'un sapin. Accouru le lendemain sur les lieux, le seigneur découvrit au pied de l'arbre un pauvre pèlerin d'origine hollandaise qui ne parvenait pas à détacher son bâton du sol où il l'avait planté la veille. Le brave homme, raconta qu'il avait été le serviteur de l'évêque Ubald, ou Théobald lequel, avant de trépasser lui recommanda de prendre pour ses gages l'anneau pastoral. Mais lorsque le serviteur voulu récupérer son dû, le pouce de l'évêque parti avec le bijoux. Depuis il parcourait le monde avec la relique sur son bourdon, celui-là même qui semblait enraciné au pied du sapin. Voyant dans l'événement un acte de la volonté divine, le seigneur d'Engelsbourg, décida de faire élever, à l'endroit où se trouvait le pélerin, une chapelle dédiée au culte de la relique épiscopale. Elle devint par la suite la superbe collégiale que nous connaissons aujourd'hui, autour de laquelle se développa la ville de Thann.
Beaucoup de miracles s'accomplirent en ces lieux sous l'invocation de «Saint Thiébault». L'année même de la construction de la collégiale, il y eut une telle surabondance de vendanges que, par manque de tonneaux, les maçons utilisèrent le vin pour faire le mortier destiné à bâtir la maison de Dieu.

Nombre de pélerins y accourait des quatre coins de la chrétientée, même après que l'on ait constaté (par acte notarié de 1544), qu'à l'évêque Saint Ubald, enterré en Italie, il ne lui manquait aucun doigt, et que rien ne permettait d'affirmer que Ubald et Thiébault étaient un même et unique saint.
La foi est belle en toute chose. Les pèlerins qui trouvaient auprès du Rangen «la source miraculeuse» capable d'apaiser les pires tourments, répendaient l'écho de ces vertus dans toute l'Europe. «Que le Rangen te heurte !», disait-on au XVIe siècle dans toute l'Allemagne, comme on dirait aujourd'hui : «Que le diable
t'emporte !».

Victor CANALES

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