Un cortège de louanges

Kirchberg de Ribeauvillé

Les VIGNES descendent en pentes raides vers la cité médiévale qui tente de se frayer un passage dans l'étroite vallée cernée de toutes parts de pampres jaune-or. Au sommet, le Kirchberg repousse la forêt vers les roches arides, tandis qu'au loin, vers l'est, la plaine baigne dans le silence des brumes automnales.


Sur les sentiers qui bordent le vignoble, des traces ça et là témoignent de la récente vendange. Sous leur feuillage doré, les ceps se préparent au repos de l'hiver. Un vin généreux emplit les celliers de Ribeauvillé, récompense du travail assidu de l'homme dans la mise en valeur de terroirs prodigieux. Plus tard, ce vin chantera dans le clair du cristal tel du soleil liquide, emplissant le palais de la saveur du fruit et ravivant les sensations printanières des arômes épars sur les coteaux en fleurs.

Un cortège de louanges.
«Floraux et discrètement fruités, les vins du Kirchberg possèdent une belle acidité dans leur jeunesse et un goût minéral assez prononcé, qui se développe avec le temps. Pour un palais non expérimenté, ils peuvent paraîtres agressifs, mais ce côté un peu ingrat est gage de bonne tenue et de vieillissement harmonieux», explique Paul Schwach, propriétaire-viticulteur. «Ribeauvillé est la capitale alsacienne du Riesling; les meilleurs se font dans ses environs et notamment sur le Kirchberg», affirme sans ambages Henri Fuchs à la manière d'un père qui parlerait de ses enfants. Leur collègue, André Kientzler aime, quant à lui, souligner «la finesse incomparable des muscats de ce grand cru».

Un cortège de louanges accompagne les vins de Ribeauvillé tout au long de leur histoire. Surnommés «Landskraft» (la vigueur du pays) par les amateurs émérites, «ceux qui boivent ces vins, affirmait-on, ont les muscles plus fermes, le sang plus épais et les reins plus solides. Frais et savoureux, ils chatouillent les papilles de cette légère astringence qu'on éprouve en mordant la pomme ; ils stimulent l'appétit et n'encombrent pas l'estomac». «La vigueur des vins du Kirchberg surgit des entrailles de la terre», affirment les vieux vignerons. «La montagne qui domine le grand cru était jadis un volcan dont les pierres de feu (Schlusstein) jonchent les collines environnantes. Cette caillasse volcanique renferme la force secrète de nos terroirs».

Dieu de l'élément liquide.
L'existence d'un tel volcan est à relier à celle d'une source thermale, qui aurait été exploitée sous l'Empire romain. Cependant, les recherches destinées à confirmer ces faits se sont avérées infructueuses jusqu'à présent. Par contre, la présence romaine dans l'enceinte de Ribeauvillé est bien réelle. Elle est attestée par la découverte de médailles des empereurs Adrien et Marc-Aurèle, ainsi que d'une statuette de bronze représentant Neptune. L'effigie du dieu de l'élément liquide était-elle destinée à glorifier les eaux médicinales de Ribeauvillé ou bien les fontaines de jus de la treille coulant des coteaux environnants ? L'un n'exclut pas forcément l'autre, estiment les gens de Ribeauvillé, habitués à voir leur commune faire du négoce des eaux minérales de la source Carola sans le moindre préjudice pour les vins sublimes produits par le vignoble.

Il est probable que les romains ont cultivé la vigne dans les parages de Ribeauvillé, comme ils l'ont fait dans d'autres lieux en Alsace. Cependant, c'est à partir du Moyen-Age que la viticulture prend son essor dans la cité. Il n'est pas audacieux d'imaginer les vins de Ribeauvillé sur les tables des rois carolingiens. Nul n'ignore l'intérêt que les capitulaires de Charlemagne attachaient «aux bons vins d'Alsace». Or, dès le VIIIe siècle, nous voyons Pépin le Bref céder à l'abbaye de Munster ses possessions à «Ratboldovilaire», nom du hameau qui deviendra au XIIIe siècle une florissante ville impériale.

La mention du Kirchberg apparaît pour la première fois en 1328; les moines dominicains de Colmar en perçoivent la dîme et les rentes selon Médard Barth. Les annales de la ville évoquent, par la suite, les noms de propriétaires successifs aussi illustres qu'amateurs de la dive bouteille : les Templiers de la commanderie Saint Jean (1391), les nobles de Hunawihr (1433) et bien sûr les seigneurs de Ribeau-pierre (1662), esprits éclairés, protecteurs de la «confrérie du gai savoir» (voir encadré) et guerriers redoutables aux figures légendaires.

Havre de prospérité.
Gouvernée par les seigneurs de Ribeaupierre depuis le XIIIe siècle, jusqu'à la Révolution française, Ribeauvillé croît sous le signe de la prospérité et de la tolérance. Dès le XIVe siècle, la ville se dote d'une représentation communale, qui administre les intérêts et juge la cause de ses habitants. De robustes murailles la protègent de l'ennemi extérieur pendant que ses trois châteaux forts veillent du haut de la montagne sur le vignoble qui recouvre les versants de la vallée du Strengbach. Tonifiée par ses vins, Ribeauvillé se veut une ville ouverte sur le monde qui l'entoure. Elle devient terre d'asile pour les bannis, havre pour les balladins, les fifres et autres saltimbanques. La qualité de ses vins, jalousement préservée par les autorités, attire les marchands de Strasbourg, de Lorraine, de Bavière, de Lucerne, de Bâle et même des Pays-Bas et fait de la cité seigneuriale l'un des plus importants centres de production et de commerce du vin de la Haute-Alsace.

«En ces temps-là, raconte Henri Spelinhauer, président de l'association d'histoire de la localité, le vignoble de Ribeauvillé produisait essentiellement un vin obtenu par le mélange de raisins nobles et de raisins ordinaires. Cette combinaison garantissait une qualité unique et par conséquent la renommée du produit. Aussi, le magistrat punissait-il sévèrement les contrevenants qui s'obstinaient à faire des vins de différentes sortes».

Dès 1403, le règlement des gourmets interdit toute pratique pouvant jeter le discrédit sur les vins de Ribeauvillé. Le vin présenté aux acheteurs doit ainsi être «tel que Dieu l'a fait mûrir dans les vignes», stipulent les statuts conservés dans les archives municipales. L'appellation d'origine est aussi strictement contrôlée. Une réglementation sévère défend d'importer du raisin ou du vin pour le vendre ensuite comme vin de la commune.

Le vin de l'Empereur.
Le respect de la qualité ancre dans le temps la renommée des vins de Ribeauvillé au point de les faire apparaître invulnérables aux aléas de l'histoire. Même la guerre de Trente ans n'empêchera pas les Suisses de s'approvisionner aux caves de la cité, au risque de se faire voler chevaux et cargaisons au détour des chemins, rapporte la chronique locale. A la veille de la Révolution, les cépages nobles comme le ries-ling, le tokay et le muscat entourent la vieille cité. Le roi de Bavière et Napoléon les appréciaient à leur juste valeur ainsi que le prouve une lettre du Maréchal Lefèbvre, compagnon de l'Empereur, conservée à Rouffach. «Mon cher Metzger, écrit le maréchal, j'ai dîné le 28 avec le roy de Bavière; il m'a fait boire de son bon vin de Ribauvillet... vous tâcherez, mais en secret, d'en savoir le prix...». Les vins de Ribeauvillé n'échapperont pas cependant au marasme qui, au cours du XIXe siècle, accable tout le vignoble alsacien. La prospérité prend fin vers 1820 avec la perte du marché allemand, par suite de taxes sur la circulation des vins, imposées par les autorités françaises, la concurrence des autres vins de l'hexagone et la multiplication des brasseries. «Les vignerons ont du vin, mais ils n'ont plus d'argent pour se procurer du pain et payer les impôts», écrit Robert Palier dans son étude sur le commerce des vins à Ribeauvillé. L'annexion de l'Alsace en 1871 ouvre largement le marché allemand, mais c'est au détriment d'une réputation plusieurs fois séculaire. Mélangés aux autres vins du Rhin, les vins de Ribeauvillé, comme tous ceux d'Alsace, perdent leur identité.

Préserver l'héritage.
Les «Bergappi»(«lourdeaux des montagnes», sobriquet des habitants de Ribeauvillé), ne tarderont pas à réagir contre cette situation humiliante qui met en péril sept siècles d'expérience viticole. Dès 1874, le docteur Klee, maire de la commune, propose d'organiser à Ribeauvillé, centre du vignoble alsacien, un marché aux vins régional, «afin que ses vins et ceux des environs soient mieux connus et appréciés». L'initiative aboutit à la tenue, le 27 février 1885, de la première foire régionale des vins d'Alsace. La manifestation regroupe 33 communes viticoles, depuis Wolxheim au nord jusqu'à Thann au sud. Parmi les vins exposés (dans les bouteilles en verre transparent) on trouve des tokay, des riesling, des muscat, du Kirchberg, du Zehnacker...
Ribeauvillé connaît, l'espace d'une journée, son ambiance d'antan : «Une foule immense d'amateurs de vins d'Alsace, venue des quatre coins de la province, mais aussi de Suisse et d'Outre-Rhin, envahit ses rues», rapporte la chronique de l'époque.
A partir de cette rencontre souffle un nouvel élan. Au cours des années suivantes, le vignoble renaît à Ribeauvillé. La vigne subit une transformation complète, elle est rajeunie, replantée sur les coteaux ancestraux. Au milieu de la cité, on élève une fière statue à la gloire de la viticulture pour bien rappeler que la ville reste attachée à ses «riesling vigoureux, meilleurs que ceux du Palatinat, ses tokay ardents, son Zehnacker pour lequel les gourmets s'inscrivent d'avance, sans oublier ses agréables mousseux, vendus sous le nom de «Tisane d'Alsace», en concurrence avec les grandes marques de Champagne».

Il faudra toutefois presqu'un siècle pour que le soleil liquide du Kirchberg brille à nouveau de tout son éclat. Le grand tournant se produit autour des années 1980, estime Paul Schwach. «La reconnaissance des grands crus fait sortir les vins d'Alsace de l'anonymat. La démarche des vignerons vers plus de qualité nous permet de retrouver notre véritable identité». «Le terroir donne son empreinte au vin, explique André Kientzier, mais c'est le travail du vigneron, depuis la plantation des ceps jusqu'à la mise en bouteilles de sa récolte, qui la confirme». Quant à Jean-Jacques Sipp, propriétaire-viticulteur, lui aussi estime que «près de sa vigne, le vigneron récoltant est bien placé pour maîtriser sa production et répondre aux attentes du public».
«Lorsque la bouteille est sur la table du consommateur, c'est en fin de compte l'honneur du vigneron, dont le nom figure sur l'étiquette, qui est en jeu; c'est pourquoi il faut avoir le courage de déclasser certains vins après dégustation et d'éclaircir la vigne en été, si la récolte s'annonce trop importante», nous disait par ailleurs un autre vigneron de Ribeauvillé.
Autant de propos qui démontrent qu'aujourd'hui, alors que les vins d'Alsace connaissent un nouvel essor, les propriétaires-viticulteurs de Ribeauvillé se sentent investis d'une double mission : préserver l'héritage de leurs ancêtres tout en affirmant leur présence chaque fois que la qualité du vin est mise en exergue.

Les compagnons du «Gai savoir».
Jadis, les seigneurs de Ribeaupierre étaient le patrons héréditaires de la confrérie des Ménétriers, par suite d'un privilège impérial remontant au temps des croissades. Chaque année, à la veille des vendanges, les musiciens de toute l'Alsace, mais aussi de l'Allemagne voisine, se donnaient rendez-vous à Ribeauvillé pour célébrer, à grand renfort de flûtes, cithares, luths et cymbales leur assemblée statuaire. La rencontre avait lieu à l'«Auberge du soleil». De là, la joyeuse confrérie partait en cortège à l'église paroissiale pour assister à la messe. Ensuite elle se rendait au château afin de rendre hommage au «roi des musiciens», le seigneur de Ribeaupierre. Puis la troupe regagnait l'auberge pour y tenir sa session annuelle. Après quoi, la rencontre se clôturait par un repas pantagruélique, abondamment arrosé du meilleur vin de Ribeauvillé. La confrérie du gai savoir a cessé d'exister depuis bien longtemps. Mais Ribeauvillé continue à honorer sa mémoire. Chaque année le premier dimanche de septembre, le culte de la musique et celui du divin tonneau font chanter l'âme du vin dans la vieille ville. Tout au long de la journée le vin de ses coteaux coule dans la fontaine de la place du marché en souvenir des joyeux vagabonds du temps de jadis.

Victor CANALES

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