Un or liquide

Gloeckelberg

Fièrement campé sur son promontoire de grès vosgien, le château féodal domine d'un regard souverain le riche vignoble qui s'étale à ses pieds. Des profondeurs de l'ancienne forteresse semblent jaillir des voix mystérieuses pour encenser les temps héroïques où princes et brigands disputaient aux dieux la splendeur de ces terroirs.


Les gens du pays racontent que, jadis, le fantôme d'une ancienne châtelaine appa-raissait à la fin de chaque année sur les remparts du fort. Dès le premier coup de minuit, le spectre grandissait, se mettait à briller si fort qu'on pouvait l'apercevoir de tous les villages environnants. Au douzième coup de minuit on l'entendait mur-murer des mots mystérieux, puis il se transformait en une sorte de nébuleuse étincelante inondant la contrée de poussière d'étoiles avant de disparaître pour 365 jours.

Un or liquide.
II y a bien des lustres que le fantôme ne se manifeste plus dans les parages et pour-tant, en cette fin d'après-midi d'été, son aura paraît encore flotter sur le Glœckel-berg. L'atmosphère ardente dépose sur les pampres verdoyantes une multitude de particules lumineuses qui transforment le fruit de la vigne en véritables perles d'or. Un or liquide d'une extraordinaire élégance florale, d'une jeunesse inaltérable, destinée à s'épanouir dans les bouteilles de tokay-pinot gris et gewurztraminer, les deux principaux cépages du grand cru. «Dans ces grains limpides on ne peut rien ajouter», déclare Jean-Marie Stœckel, du winstub du Sommelier à Bergheim. Les vignerons du Glœckelberg font en sorte que rien ne se perde. Chacun de leurs actes semble commandé par le souci de restituer minutieusement dans leurs vins les vertus de la nature afin que le consommateur retrouve dans son verre toutes les potentialités du terroir. Les vins du Glœckelberg dégagent cette sensation de plénitude que procure une parfaite symbiose entre la vigne et l'homme.

Nouveaux horizons.
Sur les traces des «anciens compagnons de la viticulture dont l'amour du métier pouvait se comparer à celui des bâtisseurs de cathédrales», les vignerons-récoltants du Glœckelberg affinent leur ouvrage jusqu'à la perfection. Persuadés que l'innovation assure la pérennité du vignoble, ils n'hésitent pas à enrichir leur expérience ancestrale de nouvelles initiatives. Dans leurs vignes, ils ont remplacé la taille en guyot double par celle en guyot simple à petite arcure qui, en donnant une végétation plus étalée et mieux aérée, rend la plante moins sensible aux maladies et améliore la qualité de la vendange. Christian Kœhly, propriétaire viticulteur à Rodern, incarne cet élan pionnier qui pousse à la découverte de nouveaux horizons. «Il y a toujours moyen de parfaire sa besogne», explique-t-il. «A partir de cette année je vais expérimenter le traitement à froid de la vendange avant le pressurage, de manière à éviter toute oxydation du raisin et préserver au maximum ses qualités intrinsèques». Parmi d'autres projets, l'ex-président du CIVA se propose également de parvenir à une meilleure maîtrise de l'équilibre sucre-acidité dans le raisin en innovant au niveau de la conduite de la vigne. «Dans notre région, déclare-t-il, les incidences du climat semi-continental nous amènent à pratiquer un système de conduite haut dans le vignoble. Plus on monte, plus on a de l'acidité. Or, certaines expériences démontrent que, en appliquant un mode de conduite plus bas, avec une surface folière plus importante, on peut avoir une meilleure assimilation chlorophylienne par la plante et, par conséquent, une concentration plus forte de sucre et l'acidité dans le fruit. «L'audace ouvre les portes du futur !» s'exclame Christian Kœhly, en citant les «maîtres de la Vieille école vigneronne» qui ont contribué à sa formation : Fernand Ortlieb, «pragmatique et serein», Jean Hugel père, «capable de restituer toute l'importance du vignoble alsacien avec une étonnante simplicité», Joseph Dreyer, ancien receveur à la confrérie Saint-Etienne, qui, très tôt, le rendit attentif aux facultés de vieillissement des vins d'Alsace.

Raffinement nordique.
La foi inébranlable des vignerons en leur terre accroît leur détermination à mainte-nir le cap de l'originalité, quelle que soit l'étendue de la vague de produits banali-sés qui déferle sur le marché mondial. Face à la généralisation des vins dont le fruité ou les arômes sont de plus en plus obtenus par des procédés technologiques, ils plaident pour la différence, pour des vins personnalisés qui soient la réelle expression d'un terroir. «Alors que les grosses entreprises doivent, pour des questions de rentabilité, atteindre un large public avec des produits de plus en plus communs, la force du vigneron-récoltant réside dans sa capacité à offrir aux consommateurs ciblés, des vins de caractère», affirme Francis Kœberle-Kreyer, propriétaire-viticulteur à Rodern dont l'allure nonchalante contraste agréablement avec la rectitude du jugement. «Nos vins sont des produits chargés de civilisation. C'est le message que nous devons faire passer auprès de tous ceux qui apprécient les vins d'Alsace et savent en parler», renchérit-il. «La promotion de nos vins doit se faire en deux direction, argumente Christian Kœhly : les relations avec la presse et les pays du nord de l'Europe. La première permettrait de contourner les conséquences désastreuses de la loi Evin et ses mesures répressives connexes, au travers desquelles des politiciens irresponsables tentent de nous diluer dans le jus de Coca-cola». La confrérie Saint-Etienne a un rôle important à jouer à cet égard, estime-t-il. «Elle devrait organiser des chapitres avec des journalistes et des chefs cuisiniers, français et étrangers, où l'on démontrerait que les vins d'Alsace sont l'identité d'un territoire avec son histoire et sa culture». Avec les pays nordiques, Christian Kœhly, tout comme son collègue Francis Kœberlé-Kreyer, propose d'approfondir les liens, plusieurs fois séculaires, qui firent de l'Alsace le cellier incontesté des villes hanséatiques. «Il se produit dans ces pays un mouvement inverse à celui auquel nous assistons en France, estime Christian Kœhly. Alors que nous succombons au charme du «fast-food», favorisé par le harcèlement des lobbies anti-alcooliques, les Hollandais, les Danois ou les Suédois, après avoir connu ce même phénomène, sont à la recherche de produits de qualité. Ils tournent leurs regards vers le fruit de nos vignes et s'initient dans les écoles hôtelières aux arcanes du raffinement gastronomique. Cette situation explique que l'image des vins d'Alsace soit meilleure dans ces pays que dans l'Hexagone», conclut le pétulant Christian Kœhly.

Prestige séculaire.
Le travail accompli par les vignerons de Rodern fait que leurs vins aboutis-
sent aujourd'hui à la cour des Pays-Bas ou du Danemark, comme jadis ils allaient à la reine de Hongrie. Les nombreuses chartes, conservées dans les archives régionales, témoignent du prestige que les grands de ce monde attachaient, autrefois, aux vins du Glœckelberg. Dès 1338, les frères Jean et Rodolphe de Reichenberg, chevaliers de l'ordre de Malte, ont des possessions dans le lieu-dit. Quelques années plus tard, vers 1343, l'œuvre Notre Dame et l'Eglise Saint Thomas de Strasbourg se partagent, avec le couvent Sainte Catherine de Colmar, la propriété du cru sur laquelle la reine de Hongrie perçoit «une rente de trois mesures et demi de vin». En 1370, la localité de Rodern participe à la vie de la léproserie de Sélestat par un don perpétuel garanti sur les vignes du Glœckelberg. A la fin du XIVe siècle, elle abreuve également l'abbaye de Marmoutier. L'histoire viticole de la commune de Rodern, qui aujourd'hui daigne partager quelques parcelles de son grand cru avec son voisin Saint-Hippolyte, se perd dans la nuit des temps mérovingiens : en 740, «Roudenesheim», figure parmi les paroisses viticoles de l'évêché de Baie. D'aucuns prétendent que la localité doit son nom aux fameux pinot noir, vinifié en rouge («rot», en alsacien), produit par son vignoble. C'est pour ce cépage, dit-on, que les seigneurs de Ribeaupierre prirent leur premier arrêté concernant les vendanges en Alsace. Au XIXe siècle, l'historien Charles Grad, compare le «rouge de Rodern» aux bonnes marques de Bourgogne. «En fait, explique Francis Kœberlé-Kreyer, le vignoble de Rodern, est un terroir de prédilection tant pour le tokay-pinot gris que pour le pinot noir». Un regret pointe de cette constation : que le second cépage n'aie pas droit à l'appellation grand cru. Contrainte que la petite commune haut-rhinoise transgresse avec humour, en regroupant ses maisons vigneronnes de part et d'autre d'une rue appelée : «Rue du pinot noir».

Victor CANALES

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