Altenberg de Wolxheim

En face, à l'est, se profile la ville de Strasbourg tel un fantôme millénaire qui hanterait la campagne environnante du haut de sa cathédrale. Aux pieds de l'Altenberg, Wolxheim marque les limites de la plaine et l'apparition des collines sous-vosgiennes, recouvertes d'un vignoble riche d'histoire et de grands vins. Reliée à Strasbourg par l'ancien chemin des Celtes, devenue la départementale 45, cette modeste commune constituait jadis un important cellier de la capitale alsacienne.


Du haut du rocher qui surplombe le Horn, la Divine Providence veille sur l'Altenberg. La majestueuse statue du Sacré-Cœur, érigée au sommet de la colline, souligne les vertus d'un terroir dont les merveilleux vins "dorés" furent jadis appréciés des gens de robe et d'épée, et chantés par les poètes. Aujourd'hui, après bien des vicissitudes, ces vins renaissent sous l'appellation Grand Cru. Les Riesling du "vieux coteau", savoureux et généreux, de grande finesse aromatique après quelques années de garde, sont encore mal connus et très souvent hâtivement jugés, mais, peu à peu, ils regagnent le terrain perdu par les aléas de l'histoire, grâce à la persévérance d'une poignée de vignerons convaincus que le destin finit, un jour ou l'autre, par récompenser le travail des hommes.

A l'écart des circuits touristiques, enserré entre les champs de vignes et la Bruche, Wolxheim conserve le charme paisible d'une petite cité vigneronne. Il y a une vingtaine d'exploitations viticoles dans le village dont la moitié sont des vignerons récoltants. Les modestes demeures, qui abritent les quelque 700 habitants de la commune, s'agglutinent autour de l'église tels des grains de raisin accrochés à leur grappe. L'imposant édifice religieux de style baroque illustre l'autorité surannée de la religion sur les âmes et sur les biens de cette contrée.

Au cours des siècles passés, Wolxheim voit sa prospérité croître à l'ombre de l'Eglise catholique. Une sorte de cordon ombilical, tissé par le vin et par la foi, lie intimement la petite cité à l'évêché de Strasbourg. La capitale épiscopale assure la pérennité des vins du Horn, en puisant dans cette corne d'abondance (Horn signifie corne en Allemand) le cordial de ses offrandes, divine ou païennes. Les croyances religieuses dressent un rempart spirituel contre les dangers qui rôdent dans l'univers : les épidémies qui peuvent décimer les récoltes, la tourmente guerrière qui peut ravager le village. Selon la légende, Jésus en personne s'est arrêté à Wolxheim au cours de ses pérégrinations (voir encadré), et saint Denis n'hésita pas à dégainer son épée pour terrasser un impitoyable dragon qui s'acharnait sur les vignes d'une villageoise (voir page10).

Bon nombre de couvents, monastères et autres seigneuries se disputeront le vignoble de Wolxheim, mais pour l'essentiel la petite commune restera fidèle à son évêque jusqu'à la Révolution. Dès le VIII siècle, le couvent de Hohenbourg (ancien nom du Mont Sainte-Odile) et l'abbaye de Saint-Etienne de Strasbourg possèdent des vignes dans le Horn. Trois siècles après, l'abbesse Herrade de Landsberg, supérieure du Hohenbourg, oblige, par une charte écrite de sa propre main, la communauté de Wolxheim à fournir le vin nécessaire aux moines des prieurés voisins. L'abbesse créatrice du magnifique ouvrage "Hortus Deliciarum" (Le jardin des délices) ne pouvait pas ignorer l'Altenberg ! Tout comme les évêques de Strasbourg qui attiraient vers leurs sacristies les meilleurs crus de la région.

L'un d'eux, Jean de Manderscheit, bien connu pour sa pugnacité contre les désordres du clergé après la Réforme, eut l'heureuse initiative de fonder la "Confrérie de la Corne", association de bons vivants qui, sans aucun doute, permit au prélat de mesurer la capacité d'endurance de ses chanoines. Pour être admis à cette confrérie de la Horn (en allemand !), il fallait boire d'un trait une corne contenant quatre litres de vin doré de Wolxheim; celui qui succombait était repoussé avec mépris...

Le vin de Wolxheim enrichit l'âme de ceux qui le boivent et fait la fortune d'habiles calculateurs. Les moines bénédictins d'Altorf, propriétaires dans le Horn de 1328 à 1789, glorifient son velouté et ses qualités bienfaisantes, d'autres en font un objet de spéculation. Sébard Buheler, célèbre chroniqueur du XVIe siècle, rapporte à cet égard que le vin nouveau de Wolxheim, acheté à 25 florins le foudre, se vendait à 120 florins le foudre dix années plus tard. Moralité : ce merveilleux nectar était déjà un superbe vin de garde ! Après la Guerre de Trente ans, la vigne occupe 180 hectares sur les coteaux de Wolxheim, superficie qu'elle conservera jusqu'en 1914. "Les vins d'Alsace sont alors exportés dans toute l'Europe, grâce au
développement du commerce à grande distance. Ceux de Wolxheim aboutissent par centaines de milliers d'hectolitres au port de Strasbourg, situé à l'emplacement actuel de l'Ancienne douane", déclare Robert Muhlberger, vigneron sur l'Altenberg. Les cépages nobles tels que le Muscat et le Riesling florissent à l'époque sur le Horn. Le premier, nommé alors "Muscateller", apparaît dans les comptes paroissiaux de la commune en 1523 ; quant au second, J.L. Stoitz, viticulteur et historien du vignoble alsacien du début du XIXe siècle, rapporte que "le Gentil aromatique, vulgairement appelé Riesling", ne se trouve en Alsace, avant la Révolution, que dans quelques clos privilégiés comme celui de l'Altenberg sur le ban de Wolxheim. "La notoriété des crus de Wolxheim atteint son point culminant vers la fin du XIXe siècle, ajoute par ailleurs R. Muhlberger, Napoléon III s'en fait livrer par la famille de Philippe Grass, célèbre sculpteur natif de Wolxheim, restaurateur du grand portail de la cathédrale de Strasbourg et créateur, entre autres, de la statue Kléber, érigée sur la place du même nom."

Guillaume II se fera aussi servir du vin de l'Altenberg lors de sa venue à Strasbourg en 1889, pour l'inauguration de son Palais Impérial, devenu par la suite le Palais du Rhin.
Mais les cruches du Kaiser seront les dernières d'une cuvée séculaire. Le vignoble de Wolxheim, à l'instar de tout le vignoble alsacien, amorce en cette fin de siècle une descente aux enfers. Soumis à une législation qui favorise la production quantitative, il se dénature. Les vins d'Alsace, de plus en plus utilisés à enrichir les vins d'Outre-Rhin, perdent leur identité en l'espace de trois décennies. Le phylloxéra et la Première guerre mondiale sonneront le glas pour l'Altenberg. A la veille de 1914, le "vieux coteau" est dépouillé de ses vignes pour recevoir les batteries d'artillerie de l'armée allemande. "Au lendemain de la Grande guerre le village est ruiné, raconte Yvonne Siebert, descendante d'une famille notoire de Wolxheim qui régnait, autrefois, sur le pain et levin par la possession du principal moulin des environs et des vignes dans le Horn. Les villageois pratiquent la polyculture ou vont travailler en ville, souligne Mme Siebert, tout en retraçant avec ferveur l'histoire de ses ancêtres. Le vignoble renaît peu à peu, mais la plupart des vignerons vendent leurs récoltes en vrac aux négociants. Seul le grand-père, Marcel Siebert, fait la mise en bouteille et s'évertue à introduire le vin de Wolxheim dans les grands restaurants de Paris. Il misait déjà sur la qualité. Il était fils de bourgeois, vous comprenez, et les bourgeois ne boivent pas de la piquette !", conclut Y. Siebert avec une pointe d'humour. Submergé par une histoire qui serait devenue, soudain, trop lourde à porter, Wolxheim s'installe dans une espèce de léthargie à l'abri de son clocher, désormais silencieux. Dans cette commune laborieuse, imprégnée de deux siècles de christianisme, la religion, privée de son pouvoir séculier d'antan, devient un baume soporifique qui freine la prise de conscience de la réalité engendrée par le triomphe du matérialisme. Strasbourg emportée par ses aspirations européennes délaisse les sources qui, tout au long de son histoire, ont abreuvé sa soif de colosse. Sa proximité est davantage ressentie comme une menace que comme un atout. Wolxheim, à l'image des autres villages des environs, se replie sur lui-même, comme s'il voulait se protéger du monstre tentaculaire qui se dresse à l'horizon.

L'arrivée des Grands Crus secoue la torpeur des vignerons de Wolxheim. Ils reprennent conscience des vertus de leurs terroirs et de la richesse de leurs vins. Sous l'impulsion de leur président d'alors, François Muhlberger, le vignoble de l'Altenberg est reconstitué, parcelle par parcelle, avec un objectif primordial : jouer à fond la carte de la qualité et de la spécificité. Sur 30 hectares de vignes que compte le "vieux coteau", 20 sont occupés par le Riesling. "On ne privilégie pas ce vin à cause de la forte demande existante, précise R. Muhlberger, mais parce que le terroir permet d'en faire un produit original, de grande qualité". Dans la quête de cet objectif, les vignerons-récoltants de Wolxheim se font les fervents défenseurs du renouveau du vignoble alsacien. "On ne fait pas un Grand Cru comme un vin quelconque, il faut conduire sa vigne avec sagesse et savoir-faire, et surtout ne pas hésiter à la tailler court", expliquait de forme allégorique Clément Lissner, vigneron-récoltant. Un regain d'espoir accompagne la renaissance de l'Altenberg. "La renommée reviendra même si elle se fait attendre, affirme Auguste Zoeller, en écho à ses collègues vignerons. En Bourgogne ou dans certaines parties du Bordelais, ils ont mis 50 ans pour faire connaître leurs Grands Crus. Ce n'est pas en quelques années que nous allons y arriver. Mais cela viendra... c'est inévitable !...Nous travaillons pour nos enfants...". Les derniers arrivés seront les premiers servis, disait le Christ...

"J'ai la ferme conviction, prophétise R. Muhlberger, que les vins blancs qui auront de la notoriété à l'avenir, seront ceux qui présentent une bonne aptitude au vieillissement." Les vins de l'Altenberg s'enrichissent avec le temps.

Victor CANALES

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