L’empreinte de l’identité

Winzenberg

Tel un récif en pleine mer, le grand cru émerge dans l'étendue des vagues couleur émeraude que le vignoble bas-rhinois dessine à perte de vue. Dans la sérénité du paysage monte un parfum délicat de vigne, de raisin, de fruits gonflés de suc mûrissant au soleil.


Les senteurs qui émanent des perles nacrées de riesling et gewurztraminer, nous pénètrent comme une caresse comme une satinée, gorgée nobles de grains emplie de séduction. Dans l'air lisse de l'été, le son des cloches répand un vol d'ailes chaudes sur le vignoble. On raconte qu'autrefois, cette sonorité faisait fuir les orages menaçants. Durant des siècles, ce tintement a rythmé les espoirs et désespoirs, le travail et le repos d'une population solidement enracinée à sa terre natale.
Aujourd'hui, le clocher de Blienschwiller, s'élève comme un phare dans une mer de verdure indiquant aux vignerons la direction de leur port d'attache. «Quand on voit pointer le clocher à l'horizon, on se dit qu'on est chez nous ... Je ne crois pas que je pourrais vivre ailleurs», nous disait un vigneron de la localité.

La colline du vigneron.
Janus, le maître du temps, présente un double visage d'enfant et de vieillard, de passé et d'avenir, pour montrer que tout ce qui vit, naît de tout ce qui disparaît. Ainsi Blienschwiller et son grand cru, classé il y a seulement quelques années mais de renommée séculaire, conjuguent aujourd'hui labeur ancestral et réalités du monde moderne.
Lorsque le nom de Blienschwiller apparaît pour la première fois en l'an 823, dans un échange de biens entre l'évêque de Strasbourg et Erchangart, père de l'impératrice Richarde, fondatrice de l'abbaye d'Andlau, il ne fait aucun doute que ce que les prélats échangent ce sont des vignes. Le grand cru Winzenberg, qui aujourd'hui donne naissance à des rieslings délicats, racés, d'une grande finesse et des gewurztraminers élégants et floraux, était certainement déjà recouvert de ceps : «Quand je regarde vers le Winzenberg, je ne puis imaginer qu'il y ait jamais eu autre chose que des vignes», s'exclame Louis Hauller, vigneron-récoltant à Dambach-la-Ville. Le nom même de «Winzenberg», «colline du vigneron» en allemand (winzer : vigneron, berg : colline), souligne l'attrait de prédilection exercé par le lieu-dit.

Dès le Moyen Age, les vins de Blienschwiller viennent s'ajouter aux autres crus d'Alsace destinés à étancher la soif des nobles, ecclésiastiques et bourgeois qui se partagent la propriété et les rentes du vignoble. En 1195, le Pape Célestin, confirme les possessions de «vineas in blierswirle» des cisterciens de Baumgarten ; en 1282 c'est l'empereur Rodolphe qui certifie la propriété de l'abbaye de Nidermunster, puis en 1352, l'évêque Berthol, celle de l'abbaye d'Andlau. A la même époque les familles patriciennes de Strasbourg possèdent également du vignoble à Blienschwiller, notamment les «Merswin», dont un des membres, le banquier Jean, semble avoir la confiance des papes d'Avignon, pour le compte desquels il lève les impôts et, pourquoi pas, fait connaître les vins de la localité bas-rhinoise aux Saints Pères de l'époque.

Essor du vignoble.
Cette convoitise du vignoble favorise l'essor des vins de qualité à Blienschwiller comme dans d'autres lieux de la viticulture alsacienne. Dès le XVe siècle apparaît une réglementation stricte qui régit le choix des cépages, les vendanges et la commercialisation du vin.
Des «bangards» veillent sur le vignoble où il est interdit de planter tout arbre ou arbuste qui risquerait de faire de l'ombre aux raisins. Vers 1600, la culture de la vigne atteint 110 ha ; elle ira en augmentant jusqu'à représenter, à la fin du XIXe siècle, 180 ha sur les 297 ha de terre que compte le village. Il y a alors plus de 480 propriétaires pour une population de moins de 700 habitants.
Aujourd'hui 39 exploitations familiales se partagent quelque 200 ha de vigne et la quasi totalité de la population, 340 habitants, vit de la viticulture. Mais il aura fallu longtemps pour que les vignerons de Blienschwiller deviennent les dépositaires du fruit de leur travail. Alors que les vins de la commune suivent, au cours des siècles, la filière commerciale classique, en direction de Strasbourg, puis de l'Allemagne, la Hollande et les Pays Scandinaves, où, nous dit-on, l'esprit de Bacchus ranime l'ardeur des hommes endormis par le mauvais climat, le village subit la législation et l'exploitation de quatre maîtres différends : l'évêque de Strasbourg, l'abbaye d'Andlau ,les sieurs de Ville et ceux de Hohenstein. De cette division surgira un besoin d'identité et un esprit combatif qui vaudra aux habitants de Blienschwiller leur sobriquet de «weschpie», les guêpes.

Hommes déterminés.
Aux entrées du village, sur la route du vin, on peut observer, aujourd'hui, les effigies du «Bundschuh», la chaussure à lacets, arborée avec fierté en souvenir de ceux qui, en 1493, osèrent défier l'ordre établit: une poignée d'hommes déterminés à en finir avec la voracité des nobles et des évêques, lance depuis la forêt de l'Ungersberg une insurrection, en prenant le nom des chaussures que l'on portait alors dans les campagnes. Les révoltés exigent l'abolition du servage, des impôts et redevances injustes et l'expulsion des usuriers de la localité. Ils seront cruellement réprimés, mais l'incendie qu'ils venaient d'allumer se propagea ailleurs enflammant les régions d'Allemagne et provoquant la «Guerre des Rustauds» en Alsace.
Détruite lors des guerres de religion, ravagée par un incendie en 1911, la commune de Blienschwiller a toujours su se relever sur ses cendres tel un phénix niché dans le vignoble. A l'ombre de son église paroissiale, cajolée par les pampres qui s'insinuent entre les maisons, la localité cultive, aujourd'hui, son ambiance vigneronne faite d'hardiesse et de modestie, d'esprit d'initiative et de respect des traditions.

Les demeures alignées le long de la rue principale immortalisent sur leurs façades les symboles d'une profession devenue, au cours des âges, l'unique activité de la commune : serpettes de vigneron, rabots de tonnelier, linteaux ornées des dates de constructions des caves centenaires: 1588, 1630 ... Ici on est vigneron de père en fils depuis des générations. C'est une vocation : «Je n'étais pas encore au monde que j'étais déjà dans les vignes. Porté par ma mère pendant la taille, et, plus tard, sur ses genoux lors des vendanges», s'exclame Jean Pierre Sperry président du syndicat viticole. Les 39 exploitations familiales, animées par des jeunes vignerons-récoltants, perpétuent le sens tradition'nel du travail tout en intégrant les éléments positifs du progrès. Les idées nouvelles permettent souvent de corriger certaines erreurs du passé. Il n'y a pas si longtemps un bon vigneron était celui qui remplissait bien ses tonneaux: «On faisait une grande cuvée de riesling, de sylvaner et ainsi de suite», explique Dominique Spitz, vigneron-récoltant. L'appellation grand cru a aidé à dissiper le vent de folie productiviste hérité des pratiques allemandes du début du siècle. «Nous avons dû reconstituer le vignoble en sélectionnant les cépages selon le type de terroir ; réapprendre à vinifier parcelle par parcelle selon la nature du sol», déclare Jean-Pierre Sperry. Le changement ne s'est pas fait sans certaines réticences, ajoute Hubert Metz, vigneron-récoltant dont l'action pour la reconnaissance du Winzenberg a été déterminante : «II n'était pas facile de faire accepter l'élimination des sylvaners ou pinots blancs du lieu-dit, ni de vaincre le scepticisme à l'égard de la production de qualité».

Saine émulation.
La notion de terroir ouvre les portes de la diversité. C'est un univers dans lequel on doit vivre avec témérité et esprit critique : «Nous sommes encore loin d'avoir percé la mystérieuse relation entre cépage, terroir et action du vigneron», estime François Meyer, vigneron-récoltant à l'allure de navigateur énergique. Le sous-sol granitique du Winzenberg, donne des rieslings typés, d'une bonne acidité, légers et riches à la fois, qu s'apparentent à ceux du Frankstein, de Dambach la Ville, de même constitution géologique. Mais d'une cave à l'autre, les différences peuvent être notables. C'est la «touche du vigneron» qui fait cette différence. Elle dépend de nombreux éléments : enherbement ou pas, taille, pressurage, fermentation, mise en bouteille, autant d'étape que chacun accomplit à sa manière et qui permettent d'apposer sa signature dans le vin. De cette diversité nait une saine émulation qui conduit à rechercher toujours plus de qualité, estime J. P. Sperry : «On croit être le meilleur, puis on découvre, lors d'une dégustation chez un collège, que l'on peut encore mieux faire». L'important, dans un terroir, est de soigner la vigne sans dénaturer sa culture ni le goût des ses fruits, estime Louis Hauller : «Au Winzenberg, la pauvreté du sol, oblige d'elle-même à tailler court». «Un grand cru ne peut être qu'un grand vin», renchéri François Meyer : «il doit répondre à un certain nombre de critères qui le rendent irréprochable». Quelle que soit la démarche adoptée, les vignerons de Blienschwiller, se veulent partenaires actifs au sein de la viticulture alsacienne : «Nous voulons apporter notre expérience et nous enrichir de celle des autres», dit Dominique Spitz, pendant qu'il nous invite à déguster une vieille bouteille de riesling. Cette ouverture au niveau de la profession se trouve partout présente dans la vie quotidienne de la localité.

Le passé recomposé.
Affables, toujours prêts à nous faire apprécier le meilleur de leurs crus, les vignerons de Blienschwiller, se font un point d'honneur à démontrer que, au-delà de leurs démêlés de clocher inhérents à toute vie de village, ils constituent une communauté solidaire : «Les uns sans les autres nous ne pouvons rien», affirme J P Sperry. Fidèles depuis toujours à leur foi catholique, «même si la pratique se perd», ils conservent cet enthousiasme capable de faire jaillir la fête en toute circonstance. Jadis, les manifestations religieuses offraient l'occasion de s'adonner à des réjouissances païennes, au grand dam de monsieur le curé qui voyait l'ange gardien quitter ses ouailles à l'entrée des cabarets et des salles de danse. Aujourd'hui, la collecte de fonds pour la restauration de l'orgue paroissial, donne lieu à du théâtre de rue, au travers duquel le village fait revivre son passé recomposé. «Quand il s'agit de faire quelque chose pour le bien de l'église, de la commune ou du vignoble (sainte trinité !), tout le monde répond présent, assure une vigneronne du village.

Forts de l'attachement d'une clientèle de particuliers qui emporte presque la tota-lité de la récolte, les vignerons de Blienschwiller ne dédaignent pas se lancer à la découverte de nouveaux créneaux, participant à divers salons et foires, et, surtout, devenir éducateurs du vignoble, après s'être éduqués eux-mêmes. Chaque année, la manifestation «Du cep au verre» accueille plusieurs centaines de clients potentiels. Pendant deux jours, ils sont promenés dans les vignes d'abord, où ils apprennent à connaître le terroir, les cépages et le travail du vigneron, puis dans les caves, où ils découvrent les arcanes du métier en savourant le fruit de la mystérieuse alchimie qui se produit du cep au verre.

La vie du vigneron-récoltant ressemble à un kaléidoscope qui ferait la synthèse entre plusieurs professions : depuis la culture de la terre à la vinification, de la vente du vin à la gestion de l'entreprise. De la multitude d'images qui se fixe dans la mémoire, au contact de ces hommes de labeur, il surgit un message, celui de la convivialité. C'est le message que Blienschwiller transmet aux amateurs de vins de qualité.

Victor CANALES

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