Les crus du domaine

Steinklotz

A vingt kilomètres à l'ouest de Strasbourg, le Steinklotz marque le début de la Route du vin qui, du nord au sud de l'Alsace, serpente entre les coteaux couverts de vignes depuis Marlenheim jusqu'au Rangen de Thann. Son nom, qui signifie "bloc de pierre", évoque la rigoureuse nature d'un terroir voué au culte de Dionysos dès l'époque gallo-romaine. Aujourd'hui, à la tête du vignoble de la couronne d'or, ce terroir est farouchement décidé à défendre sa place dans la famille des grands crus.


Le Steinklotz s'étend à flanc de colline sur le Marlenberg, surplombant la cité blottie à l'entrée de la gorge du Kronthal qui s'ouvre sur les jardins de Strasbourg.. Le grand cru réuni l'ensemble de lieux-dits que, jadis, donnèrent ses lettres de noblesse aux vins de Marlenheim. Sur ses pentes marno-calcaires le soleil courtise le vignoble épanoui où mûrissent, lentement, les fruits qui enfanteront des vendanges d'exception : des rieslings nerveux, persistants, aux arômes fruités, avec une pointe de minéralité natale ; des gewurztraminers frais et épicés, concentrés et harmonieux ; des tokays pinots gris au bouquet délicat, souples et longs en bouche et des fameux rosés et rouges de Marlenheim, élaborés avec le traditionnel pinot noir, non reconnu en tant que grand cru.

Les crus du domaine
Du haut de la colline, le regard embrasse les anciennes possessions de la ville de Strasbourg, épiées par la flèche de la cathédrale perceptible à l'horizon.

En bas, la Nationale 4 déverse des milliers d'automobilistes sur la rue principale du village. Ils traversent la commune en ignorant qu'autrefois, les descendants de Clovis avaient fait de ces lieux leur résidence secondaire. Se déplaçant moins vite sur leurs chars attelés de bœufs, ils venaient s'y prélasser entre deux batailles, le temps de tramer de nouvelles intrigues et de savourer les crus du domaine, cajolés par la douceur des jeunes esclaves du gynécée local.

"Un bas-relief de l'époque gallo-romaine, représentant un enfant tenant une grappe de raisins à la main et ses parents avec des outils de tonnelier et de vigneron, prouve que la vigne était cultivée à Marlenheim dès le IIIe siècle", raconte Henry Hertzig, retraité passionné par la collection d'archives. Ce n'est donc pas un hasard si les rois fainéants choisirent cet endroit pour y bâtir leur palais royal. A une époque où les guerres fratricides faisaient partie du quotidien, les souverains se réservaient le contrôle de la source de cordial capable d'apaiser (ou d'enflammer !) leur humeur belliqueuse.

Le plus ancien témoignage écrit sur la culture de la vigne en Alsace trouve son origine à Marlenheim, dans le contexte de conspiration et de secrets d'alcôve qui caractérise les mœurs mérovingiennes." Grégoire de Tours rapporte, dans sa chronique sur l'Histoire des Francs, qu'en 589, le roi Childebert, ayant découvert un complot fomenté contre lui par la gouvernante Septima et son amant Droctulf, condamna la première à tourner le meule produisant la farine nécessaire au gynécée et le second, après lui avoir coupé les oreilles, à travailler à perpétuité la vigne du clos royal", nous apprend le géomètre Emile Richter en se référant à des recherches qu'il s'apprête à publier sur cette époque. Aujourd'hui encore, les vignerons de Marlenheim se rendent pour vendanger dans le lieu-dit "Im koenig" (Au Roi), où se perpétue la mémoire de celui dont la cabale amoureuse permit au vignoble de Marlenheim d'être le premier à entrer dans l'histoire de la viticulture alsacienne.

Dagobert amoureux
La dislocation du pouvoir des mérovingiens laissera une foule de propriétaires dévots sur le vignoble de Marlenheim, bénéficiaires des "largesses royales". Certains, comme l'abbaye d'Haslach, revendiqueront leurs nombreuses vignes en s'appuyant sur des donations du roi Dagobert accordées en 613.

Une légende locale raconte que, le bon Dagobert, pour gagner les grâces d'une jolie fille du terroir dont il était fort amoureux, fit construire deux conduites souterraines permettant de transporter l'une le vin rouge et l'autre le vin blanc depuis le vignoble jusqu'à Strasbourg ! Ces conduites existaient réellement, mais certains historiens prétendent qu'elles remontaient au IIe siècle et servaient à amener la bonne eau des sources de Kuttolsheim jusqu'à la banlieue de Strasbourg. Cela n'exclut pas qu'elles aient été utilisées par la suite pour approvisionner en vin les caves du couvent de Koenigshoffen, diront les optimistes ! "Ce qui est sûr, c'est que le bon roi Dagobert avait mis sa culotte à l'envers parce qu'il avait bu du vin de Marlenheim !", déclare avec humour Jérôme Fritsch, fringant vigneron de Marlenheim qui pendant près de 50 ans a présidé aux destinées du syndicat viticole local.

Vin de Malvoisie
Les bons vins de Marlenheim, et son rouge en particulier, semblaient en effet fort appréciés dès le Haut Moyen Age, outre les monarques et l'abbaye d'Haslach, les abbayes de Wissembourg, de Marmoutier et d'Andlau, se partageront le vignoble, jusqu'à l'arrivée de la ville de Strasbourg, propriétaire de la localité du XIIIe siècle à la Révolution française. Au XVIe siècle, avec l'invention de l'imprimerie, poètes et écrivains mettront leur inspiration au service du "boni vini rubri", à moins que ce ne fut l'inverse ! Fischart le qualifie de "délice" à l'instar de celui de Saint Hippolyte : "Roter Marlheimer und von S. Bild, o wie milt". Le chroniqueur Bernard Hertzog cite Marlenheim, en 1592, comme la ville du bon vin rouge : "Das Stäten Marley ist berümbt von Gewächs gutes Roten Weins". Jacob Wimpffeling proclame de semblables éloges et, au XIXe siècle, Charles Gérard vante le fameux "rosé de saignée", comparable au délicieux vin grec de Malvoisie.

Aujourd'hui, alors que l'Alsace brille par la qualité de ses vins blancs, les vignerons de Marlenheim continuent à avoir un penchant affectif pour le rouge de leurs ancêtres. "Chaque terroir doit apporter sa pierre à l'édifice de la viticulture alsacienne, le nôtre a la couleur du rubis", s'exclame Richard Specht, vigneron-récoltant à l'allure imperturbable. "Nous faisons de très bons rieslings et de beaux gewurztraminers ainsi que d'excellents tokays pinot gris, mais c'est à travers de nos vins rouges et rosés que s'exprime le mieux notre personnalité", ajoute son collègue Serge Fend, en rappelant que son grand-père faisait du rouge de Marlenheim en 1876.

Jérôme Fritsch, pour sa part, ne désespère pas de voir le pinot noir rejoindre la famille des cépages nobles : "le dossier est en bonne voie et ce ne serait que justice puisque nos vins rouges n'ont rien à envier aux autres crus classés de France", affirme-t-il, sous l'œil attentif de son fils Romain responsable, désormais, de l'exploitation familiale. "Lorsque l'empereur Guillaume II est venu à Strasbourg a la fin du siècle dernier, ajoute l'ancien président du syndicat viticole, lors de son repas à Brumath on lui a servi du rouge de chez nous".

Des menus de cette époque, mis à notre disposition par Henry Hertzig, témoignent de la place de choix que les vins de la localité occupaient dans les banquets d'exception et de sa formidable aptitude au vieillissement : " Dîner jubilaire du 18 décembre 1884, Marlenheim de 1835, 1865 et 1878". "Dîner de Noces du 10 octobre 1891, Marlenheim rouge de 1876". Soit des vins ayant entre 6 et 49 ans d'âge !

Transition
Les vins de Marlenheim peuvent se prévaloir d'un passé glorieux, mais les vignerons sont aussi conscients qu'il y a eu des périodes, pas très lointaines, où certaines pratiques ont terni l'image de leur terroir. Au début de notre siècle, lorsque les épidémies et la crise ravageaient le vignoble, rares étaient ceux qui croyaient encore au renouveau de la viticulture alsacienne. A Marlenheim on arrachait les vignes des coteaux pour y planter des mirabelliers : le schnaps se vendait mieux que le vin. "Ma première bataille, dès les années 1950, en tant que président du syndicat viticole, aura été d'assainir la colline du Steinklotz pour que la vigne retrouve son berceau d'origine", raconte Jérôme Fritsch.

La deuxième bataille que les vignerons livreront, à Marlenheim comme ailleurs, sera celle de la baisse des rendements. Elle incombera à la nouvelle génération de vignerons-récoltants et donnera lieu à quelques frictions entre confrères, vu le poids des habitudes.

"Dans les années 1970, rappelle Romain Fritsch, on a autorisé la plantation de vignes en dehors des coteaux pour pallier certains problèmes de l'agriculture. Les gens se sont alors mis à produire du vin comme avant ils produisaient du blé ou des betteraves : au kilo, sans se soucier de la qualité..." A cela sont venues s'ajouter les conséquences du progrès scientifique et de la mécanisation : "Des techniciens nous ont vendu des produits de traitement systémique qui nous permettaient d'engraisser les vignes en évitant toutes sortes de pourriture", indique Serge Fend. La mécanisation, de son côté, tout en facilitant le travail, impliquait l'augmentation de la taille des exploitations et des rendements pour être amortie, explique Richard Specht, convaincu qu'il "faut rester petit pour faire des belles choses".

Cette situation a eu son revers de médaille, d'un côté la croissance des stocks et ses répercussions sur les prix et de l'autre des dégâts sur l'image des vins de la commune. Mais elle a également permis de remettre les pendules à l'heure en démontrant la nécessité de revenir à des pratiques plus conformes à la tradition.

Vieilles vignes
"Au niveau de la vigne, on pratique à nouveau le labourage et l'enherbement, les apports de matière organique, la taille courte et l'éclaircissement de grappes, voire l'élargissement des rangées pour que le raisin ait plus d'air, plus de soleil et soit de meilleure qualité", explique Serge Fend. "A la cave, poursuit-il, nous travaillons avec des œnologues soucieux d'élaborer des vins naturels qui soient l'expression authentique du terroir. La démarche qualitative d'ensemble s'impose à chacun de nous car les vins de toute la France et d'ailleurs s'améliorent, et nous devons en faire autant si nous ne voulons pas passer l'arme à gauche". Le classement, en 1992, du Steinklotz sous l'appellation grand cru stimule la recherche de la qualité, mais les vignerons-récoltants n'ont pas attendu cette reconnaissance pour se mettre à l'œuvre : "Sur les 15 dernières années, le rendement moyen dans notre exploitation n'a pas dépassé les 60 hl à l'hectare pour l'ensemble de la colline", souligne Roumain Fritsch, documents à l'appui.

Tout le monde sait que ce sont les plus vieilles vignes qui permettent de faire les meilleurs vins et cela est aussi valable pour un cépage noble que pour un pinot noir ou un sylvaner. Sur le Steinklotz, de nombreuses parcelles ont autour de 30 ans d'âge, ce qui explique la variété de cépages présents dans la colline : "Il serait dommage de les arracher maintenant qu'elles sont devenues raisonnables, indique Serge Fend. Bien sûr, convient-il, si, dans le futur, je devais les enlever, j'y planterais du riesling ou du tokay pinot gris".

Les vignerons-récoltants de Marlenheim sont persuadés qu'à l'avenir il faudra, de plus en plus, élaborer des vins de caractère pour répondre à l'évolution des goûts, mais ils pensent aussi qu'il ne faudra pas négliger des vins plus familiers qui font vivre l'entreprise et satisfont le consommateur. A côté des grands crus, ces vins méritent aussi des soins attentifs, car, "c'est au plus petit vin que l'on reconnaît la cave du vigneron."

Carte d'identité
Steinklotz, grand cru classé en 1992. Commune de Marlenheim. 40 ha entre 200 et 300 m d'altitude.

Premier vignoble du champ de fractures de Saverne.

Coteaux exposés sud-sud-est, ensoleillement favorable à la floraison précoce de la vigne et à une lente maturation du raisin.
Sol caillouteux, peu profond (20 cm par endroits), reposant sur un bloc calcaire du Muschelkalk et du Keuper dolomitique.

Faible pluviométrie mais bonne rétention de l'eau dans les fissures de la roche mère. Géologie et microclimat idéals pour la culture des meilleurs cépages.

Vous pouvez lire l'Avis du Connaisseur sur les vins issus de ce terroir.

Victor CANALES

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