Terroir Magique

Kitterlé

Les fruits gonflés de sucre répandent un bouquet de nectar sur le paysage doré de septembre. Ils attendent la vendange imminente qui transformera leur suc vertueux en vin délicieux. La légende (rapporte que le nom "Kitterlé", autrefois "Küterlé", vient de Kuter (dialecte souabe) et signifie gros matou sauvage.


Celui-ci habitait jadis le "Haut Saering" et son esprit malicieux se manifestait dans les tonneaux des châteaux environnants. Mais selon une autre version, "Kiiterlé" serait le nom d'un pauvre vigneron de Guebwiller qui, le premier, eut l'audace de partir à l'assaut de la colline pour y planter des vignes (voir fin de l’article)... Quelle que soit l'origine du mot, l'imagination populaire n'a cessé de chanter les vertus de ce terroir.

Un monument historique.
Un terroir travaillé sans interruption depuis plus de 10 siècles, affirme Georges Bischoff, professeur d'histoire médiévale à l'université de Strasbourg : "Le Kitterlé est un véritable monument historique. La montagne a été modelée par les hommes à la force de leurs bras. A plusieurs reprises elle s'est à moitié effondrée. Et l'on a dû construire plus de 40 km de mur pour soutenir les terrasses de vignes sur ces pentes abruptes". Pourquoi cette obstination à travailler un endroit aussi ingrat, alors que la vigne aurait pu s'étendre en plaine ? Tout simplement parce que le Kitterlé est un terroir magique, "pauvre et sablonneux, qui ne peut jamais donner de grandes quantités de vin. Mais cette pauvreté du sol, avec son exposition au soleil du levant au couchant, favorise la concentration des arômes dans le raisin et donne des vins d'une exceptionnelle longévité", déclare Eveline Beydon-Schlumberger, descendante d'une famille de sept générations d'industriels-vignerons. Son ancêtre Nicolas Schlumberger ne pouvait ignorer les venus de ce terroir lorsque, en 1810. il se mit à acquérir les plus belles parcelles des environs : "Pour la force capiteuse, la finesse du bouquet, aucun autre cru d'Alsace ne surpasse le Kitterlé", dit un chroniqueur du XIXe siècle. Aujourd'hui, alors que les Schlumberger régnent en maîtres absolus sur le vignoble de Guebwiller, les Riesling, Gewurztraminer et Tokay Pinot Gris du Kitterlé constituent les fleurons de leur Domaine.

Dans l'art d'apprivoiser la nature, les dieux disputent aux hommes l'alchimie capable de transformer les flancs des montagnes en paradis terrestre : Odin, dieu magicien et rusé, fertilisa la vallée de Guebwiller, raconte la mythologie germanique. Blessé au pied par un sanglier, il fit naître une fleur de chaque goutte de son sang répandu. Les fleurs envahirent les coteaux, pour s'épanouir avec éclat dans les raisins chargés de sang divin.

Quand les moines évangélisateurs arrivent dans le "Florival" (Blumenthal), au début du Moyen-Age, ils y trouvent la terre idéale pour l'accomplissement de leur œuvre divine : "Il est un lieu, aux confins de l'Alsace et des Vosges. appelé Murbach, dit un texte du XIe siècle, où le seigneur a placé le chef du Saint Martyr; fécond en vertus, semblable au centre de la terre, enchâssé comme une perle céleste dans une conque d'or. Des fertiles coteaux étalent leur flancs couverts de pampres en faisant de la Vallée Fleurie un autre paradis où le sang de Bacchus coule à flots". Depuis leur abbaye de Murbach, à 3 km de Guebwiller, les abbés, élevés au rang de princes par l'empereur Charlemagne exercent leur souveraineté sur l'ensemble de la vallée, voire au-delà.

Certificat d'origine.
Guebwiller, chef-lieu de la seigneurie abbatiale, est administrée sous le régime du despotisme éclairé. L'abbaye réprime sans ménagement toute velléité d'autonomie locale. Les nobles qui font obstacle à l'exercice de son pouvoir, sont chassés de la ville. Lorsque les corporations s'enhardissent contre les dîmes, redevances et diverses taxes qui accablent la population laborieuse, l'abbé n'hésite pas à les dissoudre ou à les rendre inopérantes en imposant la nomination de leur chef. A la tête des corps constitués qui ne cessent de guerroyer contre la tutelle des moines, se trouvent les trois corporations de vignerons. L'activité économique de la cité tourne, en ces temps-là, essentiellement autour de la viticulture. Autour d'elle gravite un artisanat de tonneliers, maréchaux-ferrants, charrons et chaudronniers.

La viticulture fait de Guebwiller une des plus importantes villes d'Alsace dès le XIIe siècle. Les crus de la Wanne, du Saering et du Kitterlé transitent par Bâle et Lucerne en direction de l'Autriche. "Leur renommée est telle que, à un moment donné, on trouve sur les marchés d'Innsbruck plus de vin du Florival que ces coteaux n'en produisent. Des négociants peu scrupuleux livrent les récoltes du vignoble suisse en les faisant passer pour du vin de Guebwiller". explique Philippe Lejin, Président de l'association d'histoire de Guebwiller. Pour déjouer l'action des trafiquants, les Guebvillerois décident, au cours du XVIIe siècle, d'apposer un certificat d'origine sur chaque tonneau de vin qui part de leurs caves. Ils deviennent ainsi les précurseurs des "Appellations d'Origine Contrôlées". Cependant, la parcellisation à outrance des terres et les lourdes charges imposées par les abbés empêcheront l'accumulation d'une richesse collective. "Ce qui explique l'absence à Guebwiller de cette architecture de la Renaissance, engendrée par les revenus de la vigne, que l'on trouve à Riquewihr, Obernai ou Barr", raconte Georges Bischoff... "Après la Révolution, Guebwiller passe de la tutelle des moines à celle des industriels". déclare P. Lejin. L'industrialisation effacera tout vestige de 10 siècles de culture viticole. Curieusement, c'est elle aussi qui empêchera que le vignoble du Florival ne sombre dans une mort certaine.

Une ère nouvelle.
Alors que les manufacturiers, venus de Suisse ou de Mulhouse, achètent les anciens domaines ecclésiastiques pour y installer leurs usines textiles, la viticulture traverse une mauvaise passe, du fait de la mévente du vin et du manque de journaliers. Nombreux sont ceux qui préfèrent aller travailler en usine plutôt que de continuer à s'éreinter sur les pentes de l'Ober et de l'Unterlinger. L'arrivée du mildiou et du phyloxéra aggrave la situation. Les difficultés rencontrées par les vignerons sont une aubaine pour les nouveaux maîtres de la cité. Elles leur permettent de se doter sans mal d'une respectabilité terrienne : "Les industriels achètent le meilleur du vignoble, en commençant par les bons crus vendus comme biens nationaux", souligne G. Bischoff. L'un d'eux, Nicolas Schlumberger, débute sa conquête de la terre par l'acquisition de 20 hectares de vignes en 1810. A la fin du XIXe siècle, il en possédera 40. Son domaine figure alors parmi les plus importants de la région. Parmi ses descendants apparaissent des vignerons invétérés :Ernest Schlumberger, arrière-petit-fils de Nicolas, entreprend en 1910 la reconstitution totale du vignoble de Guebwiller. Quinze années plus tard. "son remembrement" avant la lettre, est achevé avec l'acquisition de 2500 parcelles nouvelles. Le Domaine Schlumberger s'étend alors sur plus de 130 hectares de vignes. Il est le premier d'Alsace et l'un des plus vastes de France.

Une nouvelle ère commence alors pour le vignoble du Florival. Elle est placée sous la double enseigne du capitalisme industriel et du retour à la tradition. Les parcelles sont regroupées pour former des ensembles homogènes, ne comportant que le cépage le mieux adapté au sol et au climat. Cinquante kilomètres de murs de soutien sont reconstruits ou restaurés. Cinq terrasses accueillent 800 km de rangées horizontales de vignes. Le cheval et l'hélicoptère se trouvent intimement associés pour la pérennité d'un terroir qui aujourd'hui, dans la lumière éclatante de l'été finissant rappelle étrangement les constructions antiques dédiées aux dieux païens. Les immenses murs en grès rosé qui soutiennent les terrasses du Kitterlé se dressent comme les remparts protecteur du jardin des délices.

Le génie de la montagne.
II y avait autrefois à Guebwiller un homme prénommé Kuter, communément appelé "Küterlé" à cause de sa petite taille. C'était un pauvre vigneron, intelligent, laborieux et d'une constance à toute épreuve. N'ayant que peu de vignes à cultiver, il entreprit, en dépit des roches et de la rocaille, de défricher le Haut-Saering. Les gens riaient en le voyant perché en haut des rocs, certains le plaignaient. Mais Kuter n'était pas homme à se laisser impressionner par les moqueries et commentaires de ses concitoyens. Au contraire. Les dires et les rires augmentaient son ardeur au travail. Du roc fendu il extrayait les moellons pour construire des murs ; puis avec la terre amassée il nivelait une terrasse après l'autre, les plantait de vignes qui, d'étage en étage, prenaient d'assaut la montagne... "Voyons quel vin cela va donner !" disait le peuple moqueur. Bientôt la stupeur fit place aux plaisanteries. Le soleil choyait la colline de ses rayons amoureux et la vigne s'épanouissait dans toute sa splendeur.

Lorsque Kitterlé produit son premier cru, l'on s'empressa de le comparer aux grands vins des terroirs environnants. Il y avait là le bouillant Kessler, l'ardent Wanne et surtout le généreux Saering. Mais voilà que tout bien pesé, dégusté, commenté, le jury fut unanime à proclamer que le dernier venu méritait de figurer au premier rang.

D'après l'abbé Braunn, "légendes du Florival" 1886

Victor CANALES

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