Furstentum

Mais la folie est quelquefois le chemin le plus court pour arriver à la création. Leur confrontation quotidienne avec la terre, principale source de richesses, les avait pourvus d'une profonde connaissance de la nature des sols et de l'influence des phénomènes climatiques sur les cultures.


Les moines du Haut Moyen Age savaient déjà ce que l'on semble découvrir de nos jours : les meilleurs vins se font sur les terrains les plus pauvres, qui bénéficient d'un micro-climat, et sur lesquels l'homme imprime les arcanes de l'inspiration.

Aujourd'hui le génie de ces ancêtres vignerons se manifeste dans la personnalité des grands crus en provenance de terrains squelettiques tels que ceux du lieu-dit "Furstentum" dans la colline de Sigolsheim.
Adossée au massif des Vosges, qui la protège des intempéries, cette colline accueille dans son flanc plusieurs grands crus tels que le Vogelberg et le Mambourg. Le plus petit de tous, le Furstentum, à peine 28 hectares, est aussi le plus abrupt et le plus énigmatique. Ses coteaux forment un amphithéâtre, qui renferme un éco-système unique, où se perpétuent les vestiges d'une ère lointaine pendant laquelle le climat méditerranéen régnait en Alsace.

Ilot de lumière et de végétation méridionale, le Furstentum nous propose des vins qui sont des véritables gentlemen. Discrets à l'abord, ils s'avèrent ensuite d'une grande générosité, d'une puissance aromatique remarquable. Vins riches en parfums floraux, au goût un peu sauvage de pierre, qui vieillissent de manière exemplaire.

Les vins de la colline de Sigolsheim étaient déjà fort appréciés par les dignitaires de l'Empire Carolingien, tant ecclésiastiques que païens. On raconte, à cet égard, qu'au VIIIe siècle, l'abbé Fulda, propriétaire d'une grande partie des vignes de Kientzheim, falsifia des documents pour s'approprier la colline de Sigolsheim.

Aujourd'hui, à la lumière des vins produits par ces coteaux, il semble que le moine vigneron mérite des circonstances atténuantes, malgré son procédé pas très catholique. L'Eglise nécessitait un vin de qualité pour ces offices religieux. Une grande partie de la récolte de Sigolsheim prenait le chemin de Bâle et de Zurich pour agrémenter la messe des évêques. Mais ce vin allait bien plus loin, le long du Rhin jusqu'à la mer du Nord, car ses qualités n'échappaient pas non plus aux profanes.
Charlemagne, aussi, se faisait servir à table ce précieux nectar, et son petit-fils, Charles le Gros, dont l'épouse Sainte Richarde deviendra la patronne de Sigolsheim, en faisait forte provision pour distraire la monotonie de ses nombreux déplacements en son royaume d'Italie.

Les communes de Kientzheim et de Sigolsheim ont ainsi hérité d'une tradition de grands vins. Depuis des temps reculés elles partagent un même espace où la vigne s'insinue dans le moindre recoin. Elles ont dû, aussi, affronter ensemble les vicissitudes de l'histoire, lesquelles sont parfois venues à ajouter quelques ingrédients anecdotiques dans les relations de voisinage.
Placées comme deux sentinelles à l'entrée de la vallée de la Weiss, Kientzheim et Sigolsheim devaient affronter la colère des hordes guerrières qui, de la plaine d'Alsace, déferlaient vers la route d'accès à l'intérieur du pays français. Située à l'avant-poste, Sigolsheim était la première à subir les agressions mais aussi celle qui disposait des plus faibles installations défensives.
Maintes fois sa population prise de "ein grosser Schrecken", une grosse peur, dut se réfugier derrière les murs de la cité voisine. Kientzheim, élevée au rang de ville par les comtes de Lupfen, possédait une enceinte de remparts capable de décourager le plus vil des assaillants. Une partie de ses murailles, parfaitement conservée, témoigne aujourd'hui des périls d'autrefois.
Les déboires des uns font parfois la gloire des autres. La légende nous rapporte qu'en 1444, les gens de Sigolsheim durent, encore une fois, recourir à la protection de leurs voisins de Kientzheim, à la suite de l'incendie de leur cité par les Armagnacs. Parmi les quelques biens qu'ils avaient pu épargner des flammes se trouvait la statue de la Vierge Marie qui trouva refuge dans une église de Kientzheim. Or, il paraît que lorsque les temps furent plus calmes et que les gens de Sigolsheim retournèrent à leur lieu d'origine, Kientzheim refusa de leur restituer la Sainte Vierge. Celle-ci versa alors des chaudes larmes dont certains rétendent qu'elles étaient dues au fait qu'on l'empêchait de regagner sa chapelle d'origine et d'autres parce qu'elle ne voulait pas quitter son lieu d'accueil. Quoi qu'il en fut, l'événement eut des conséquences heureuses pour Kientzheim. La ville devint un haut lieu de pèlerinage et prospéra amplement. Entre temps l'évêque de Bâle avait décidé, dans un jugement à la Salomon, que la Vierge resterait à Kientzheim, où elle bénéficiait d'une meilleure protection. En échange, Sigolsheim recevrait les deux tiers des offrandes et des revenus du pèlerinage. L'histoire ne nous dit pas si la décision épiscopale fut du goût de tout le monde. Mais il paraît que depuis cette époque, les gens de Sigolsheim ne voient pas d'un très bon oeil l'effigie grimaçante, qui au-dessus de la porte inférieure de Kientzheim, tire la langue en direction de leur village. En fait, il semble que la fonction de cette image était de narguer le manque d'efficacité de la police qui ne parvenait jamais à attraper les nombreux voleurs infiltrés à l'intérieur des murailles.
"Lallikinig" (le roi de la langue), ne se moque plus de personne. Juste derrière lui, dans le château Schwindi, se trouve le musée du vin et le lieu de réunions de la confrérie Saint-Etienne à laquelle s'identifient les vignerons d'Alsace. Pour sa part, la colline de Sigolsheim continue à transmettre, au long des âges, la passion du vin.

De génération en génération se perpétue ainsi un savoir qui transforme le vin en un produit chargé de civilisation. Ce savoir peut-être est-il contenu dans le "je ne sais quoi" dont parlent les philosophes. Mais peut-être aussi qu'il est ailleurs... Le soir, quand on prend des photos l'infrarouges de la vallée de Kaysersberg, on voit apparaître un rayonnement sur le Furstentum. Certains prétendent que c'est l'effet de la chaleur accumulée par le sol pendant la journée et qui se libère dans l'obscurité. D'autres croient percevoir dans le phénomène, l'esprit des ancêtres qui se balade sur ces coteaux, entre les vignes immobiles...

Victor CANALES

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